Rappel de la très pertinente analyse de P. SILBERZAHN, tellement en phase avec les transformations que nous traversons ….
Extraits : (La publication complète se trouve ici)
C’est une histoire maintes fois vécue: “Notre stratégie de transformation est parfaitement claire. Mais on a un gros problème d’exécution” me confie ce membre du CODIR d’une entreprise du CAC40. En clair, les ruptures surgissent de partout, on dépense des millions en plans de transformation, on met du digital et du startup partout, et rien – rien! – ne se passe. Et pourtant on sait ce qu’on doit faire! Implicitement bien-sûr, et très vite explicitement, l’explication fuse: c’est en dessous qu’ils sont incapables! Ils ne sont pas alignés. Ils ne savent pas exécuter. Ou pire: ils font de la résistance au changement.
Cette réaction traduit une mauvaise conception de ce qu’est la stratégie et explique pourquoi beaucoup de projets de transformations sont bloqués dans de grandes entreprises, entraînant une fuite en avant parfois désespérée de la direction générale et de fortes tensions au sein du management, tout ça pour finir dans le mur: le monde se transforme, mais l’organisation fait du sur-place avec un moteur qui tourne à plein régime et des cadres épuisés.
L’une des pires plaies de la stratégie est celle consistant à distinguer la conception de l’exécution. Cette distinction repose sur un modèle cartésien de la réalité: la conception, d’un côté, la mise en oeuvre de l’autre. La conception est le domaine noble bien-sûr. C’est le domaine des hommes en costume cravate et des femmes en tailleurs sis au 32e étage d’une tour à la Défense, proches des gens qui comptent et entouré de consultants payés des fortunes. L’exécution, c’est l’intendance, généralement reléguée à un cabinet de consultants de second rang, détaillée dans l’annexe du rapport de stratégie. La stratégie ainsi conçue, c’est le triomphe de la volonté, une conception romantique de l’homme “maître et possesseur de la nature”, selon le fameux mot de Descartes, c’est à dire avant tout maître et possesseur des autres hommes.
Mais la nature se venge rapidement, et les autres hommes aussi. Si la stratégie, en effet, n’est pas exécutée, c’est qu’elle a été conçue sans tenir compte des capacités de l’organisation à l’exécuter, et que c’est donc une mauvaise stratégie. La première qualité d’une stratégie est de refléter les capacités de l’organisation. C’est en particulier vrai pour la transformation. Si la stratégie a un problème d’exécution, c’est que l’exécution est un problème stratégique que la stratégie a ignoré.
En outre, distinguer la conception de l’exécution, c’est exonérer la direction générale de sa responsabilité en la matière. Or cette responsabilité est fondamentale. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder pourquoi la stratégie de transformation n’est pas “exécutée”.
Conflit d’engagements
Si la stratégie de transformation n’est pas exécutée c’est parce qu’elle ne résout pas le conflit fondamental qui existe entre la performance de l’organisation actuelle (aujourd’hui) et la création de l’organisation future (demain). Chacune, en effet, se fait nécessairement au dépend de l’autre.
Or du haut de l’Olympe, les dieux de la stratégie lancent éclairs après éclairs: “innovez!”, “transformez-vous”, “atteignez vos objectifs”, mais aussi “soyez emphatiques”, “développez un esprit entrepreneurial”, “Soyez digital”, “Soyez une entreprise citoyenne”,… tous plus stratégiques les uns que les autres. Sur le papier, le plan est magnifique, 23 priorités, 4 piliers, un slogan, et en avant la musique!
Vous reprendrez bien une petite priorité?
“En bas”, les mortels, c’est à dire les managers, croulent donc sous un nombre croissant de priorités toutes plus prioritaires les unes que les autres.
J’ai ainsi discuté avec la responsable de l’innovation d’une grande entreprise française qui m’affirmait avoir résolu le problème de l’innovation: elle avait mis “Innovation” dans les priorités des managers”! Voilà!
Or évidemment, s’il y a plus d’une priorité, ce ne sont plus des priorités, mais des objectifs. Une priorité, c’est ce qui passe avant autre chose;
Décider une priorité, c’est donc aussi décider ce que l’on ne va pas faire. (…)
Mais voilà, la direction ne choisit pas parmi ces “priorités”. Elle les empile. Elle est incapable de comprendre que ces “priorités” non seulement ne peuvent toutes être atteintes en même temps, mais surtout sont souvent contradictoires; elle est la spécialiste des injonctions paradoxales.
La patate chaude
Comme la direction générale ne résout pas ces confits entre objectifs contradictoires, c’est aux managers de le faire car ils sont en dernière ligne. Contrairement à la direction générale, ils ne peuvent pas passer la patate chaude au niveau inférieur…(…)
Pour résumer, poser la problématique de transformation en termes d’exécution c’est utiliser le mauvais modèle d’action au sein d’une organisation, un modèle reposant sur une distinction conception/exécution, la conception étant du domaine de la direction générale, l’exécution étant reléguée aux managers. Au contraire, il faut poser le problème en termes d’allocation de ressources (argent, temps, attention managériale) et mettre à jour les conflits inévitables entre aujourd’hui et demain. Plus on investit dans demain, plus on prend de ressources à aujourd’hui, dégradant les résultats à court terme; mais plus on protège aujourd’hui, plus on compromet demain.
C’est la façon dont on gérera ce conflit qui déterminera la réussite de la transformation. Il n’y a pas de bons ou de mauvais choix, seulement des choix douloureux, mais l’absence de choix ramènera mécaniquement l’organisation à la protection d’aujourd’hui au dépend de demain avec des conséquences catastrophiques.
La gestion assumée de ces conflits est du ressort de la direction générale. Elle n’a donc pas un problème d’exécution, mais de conflit d’engagement qu’elle doit assumer.