(…) De quoi parle-t-on au juste lorsque l’on évoque le désengagement des collaborateurs ? Cette notion se situe à la croisée d’une posture, d’un état d’esprit et d’un sentiment. Opérationnellement, cela se traduit généralement par une baisse progressive de l’investissement, par un manque de proactivité et par plus de passivité, aux impacts directs sur l’efficacité individuelle et collective.
Même si ce phénomène peut paraître complexe à percevoir, certains indicateurs de suivi RH permettent de l’identifier : un taux de turn-over élevé, un absentéisme croissant et une multiplication des risques psychosociaux.
Une récente enquête réalisée par l’IBET en 2019 chiffre le coût annuel du désengagement à hauteur de 14 580 € par salarié ! Ainsi, et ce n’est plus un scoop, l’absence de performance sociale a des impacts directs, à bien des égards, sur la performance économique des organisations.
La relation étroite qui existe entre une (mauvaise) performance sociale et le désengagement étant suffisamment évidente, il convient de s’interroger sur les causes de ce phénomène. Rappelez-vous, dans l’un de nos précédents articles, nous partions du principe que l’engagement des collaborateurs s’appuie sur trois grandes motivations intrinsèques théorisées par Daniel H. Pink : l’autonomie, le sentiment de maîtrise de son activité et le sens.
Si l’on suppose qu’elles sont les sources de l’engagement au travail, on peut émettre l’hypothèse suivante : la menace de l’une ou de l’ensemble de ces dimensions est un risque pour l’engagement. Pour alimenter ce postulat, différents travaux issus de la sociologie et de la psychosociologie peuvent nous éclairer.
L’instrumentalisation des collaborateurs pèse sur le sentiment de maîtrise
Comment parvenir à concilier production de performance (financière) et production de soi ? (…)
Même si le dénominateur commun est aujourd’hui de « placer les hommes au cœur des organisations », la réalité est parfois plus sombre. « Placer » ne doit pas être confondu avec « instrumentaliser ».
L’instrumentalisation, c’est considérer les hommes et les femmes comme de simples ressources au service de la performance, de l’efficience et de l’optimisation, et les empêcher de devenir des acteurs à part entière, moteurs des organisations. En effet, les pratiques gestionnaires souvent rigides et standardisées et les injonctions qui en découlent, peuvent, si l’on n’y fait pas attention, limiter la capacité des collaborateurs à maîtriser et agir sur leur environnement, et deviennent alors de simples exécuteurs d’une prescription.(…)
Les dispositifs imposés réduisent l’autonomie des collaborateurs
Quand le travail intègre une sur-présence d’outils de management et une diversité de normes et de procédures, les collaborateurs sont confrontés à des prescriptions qui leur indiquent ce qu’ils doivent faire, comment le faire et pourquoi le faire. La sociologue Marie-Anne Dujarier illustre dans son livre « Le management désincarné », la façon dont laquelle l’encadrement du travail par ces outils, qu’elle qualifie de dispositifs de « finalité », de « procédé » et « d’enrôlement » ont un impact considérable sur l’autonomie accordée aux collaborateurs. Même s’il s’agit d’un concept large, l’autonomie peut se définir par la capacité et la volonté qu’ont les collaborateurs à agir, dans un cadre défini, selon leurs propres règles et selon ce qui leur semble être le plus juste – compte tenu de leurs expertises, compétences et connaissances. Alors, qu’advient-il de ce concept d’autonomie lorsque le travail est contraint par toutes sortes de dispositifs ? (…)
Mesurer le travail par sa seule dimension quantitative génère une perte de sens
L’obsession de contraindre et traduire une activité dans sa seule dimension quantitative génère une perte de sens à mesure que « l’indicateur n’est plus un moyen pour essayer de voir si l’on fait bien ou mal son travail, mais {impose} le résultat à atteindre » comme le souligne le sociologue clinicien, Vincent De Gaulejac. Cette « maladie » de la mesure tend à détériorer le sens qu’accorde un professionnel à son activité et la valeur symbolique qu’il lui octroie. (…)
A partir du moment où la valeur du travail n’est perçue qu’à travers sa dimension économique, à partir du moment où la professionnalité des individus n’est uniquement perçue comme une ressource qu’il faut faire fructifier ; la « production de soi » s’en retrouve entachée. En effet, dès lors que l’évaluation de l’atteinte des résultats prévaut sur la qualité du travail, l’individu se retrouve confronté à une injonction de performance qui va, souvent, à l’encontre de sa conception du travail bien fait. Cette dissonance intérieure, éprouvée l’écart ressenti entre ce qui doit être mis en œuvre pour atteindre les objectifs et ce qui est pertinent pour bien faire son travail a des effets délétères sur l’engagement.
Ces constats représentent un terreau vecteur de désengagement et nécessitent d’être accompagné par des actions agissant à 3 niveaux :
Au niveau de l’individu : assurer « le pouvoir d’agir » et la latitude décisionnelle
Octroyer aux collaborateurs le bon niveau d’autonomie et la latitude décisionnelle nécessaires pour agir sur leur environnement et l’organisation de leur travail en aménageant le cadre prescriptif et en prenant en compte le niveau de chacun tant en termes de compétences que d’appétences pour les missions, projets ou activités confiés.
Au niveau managérial : mettre en débat l’organisation du travail
Les managers de proximité ont un rôle clé à jouer dans la réappropriation, entre autres, du pouvoir d’agir des collaborateurs. Dans ces études cliniques, Yves Clot évoque l’idée, selon laquelle les managers et leurs équipes doivent introduire des « disputes professionnelles » au sein de leur collectif. En d’autres termes, la mise en débat de la réalité du travail apparaît comme étant une méthode efficace pour remobiliser les professionnels.
Le dialogue interactif qui s’initie entre les différentes parties-prenantes (ceux qui ont ou devraient avoir la maîtrise de leurs activités, ceux qui prescrivent les méthodes, outils, règles pour réaliser l’activité et ceux qui élaborent la stratégie et définissent les objectifs) permet de décider conjointement des buts à atteindre et des moyens appropriés pour y parvenir.
Au niveau de l’organisation : placer au cœur des réflexions stratégiques la question du travail et de sa valeur
Interroger les attentes et la vision des collaborateurs qui réalisent le travail au quotidien et développer leurs « capacités à », leur « pouvoir sur » en leur offrant les ressources, les moyens et le cadre de travail adéquat, en lien avec les objectifs stratégiques, pour valoriser l’autonomie de toutes et tous, se prémunir des injonctions paradoxales et développer l’engagement à tous les niveaux (…)