Et si on arrêtait le verbiage?
Extraits: lire l'article complet de Philippe Silberzahn professeur de stratégie à emlyon business school.

Le management souffre d’un mal terrible, celui d’être pollué par l’utilisation de termes vagues, creux et abscons. Les mots bidons foisonnent, ils poussent comme de la mauvaise herbe dans un jardin mal entretenu. (…)

Ce n’est pas juste une manie. Avec les années, j’ai constaté que l’utilisation de mots bidons est une plaie du management. Je le constate dans mes séminaires, dans mes cours mais aussi à la lecture de rapports et lorsque je participe à des présentations. Il y a beaucoup de ces mots, mais parmi mes favoris, on trouvera le “cœur de métier(…)  Mais ce n’est pas tout: lorsque je demande aux participants de m’énoncer le cœur de métier de l’entreprise, j’ai en général six à sept réponses différentes! Et de fait, le PDG non plus ne semble pas en avoir une idée très claire. En bref, la notion de cœur de métier fait partie de ces concepts brandis à tout bout de champ sans être définis et qui créent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent.

Il y en a d’autres. “Agile” est employé à tous bouts de champ. Personne ne sait vraiment ce que ça veut dire, mais ça sert à tout. Agile c’est à la fois innovant, rapide, souple, entrepreneurial, enfin bref plein de trucs supers que c’est bien que ça marche vachement bien, en plus c’est plutôt fun. J’intervenais l’autre jour auprès d’une entreprise qui venait de payer très cher un rapport où on enjoignait à ses collaborateurs d’être plus agiles. Sérieusement! C’est un but d’être agiles? On imagine que depuis, ils ont pris des cours de gymnastique?
Je passe sur “intelligence collective” qui, en gros, veut dire travailler avec les autres, mais ça sonne sans doute mieux. Les mots sont aussi le reflet du temps: en ce moment, on a pas mal droit à “résilient”, “engagé” et bien-sûr “durable” ou “à impact”. Beaucoup de “collaboratif” aussi. Car collaborer c’est bien et ne pas collaborer c’est mal. Bouh. Et je ne parle même pas de “zone de confort”…

Quatre problèmes avec les mots bidons

Au-delà du côté comique, que mes participants saisissent rapidement, l’utilisation de ces mots bidons est réellement problématique pour plusieurs raisons.
Premièrement, ils masquent une pensée confuse. On les balance dans la discussion comme une sorte de joker. “Pourquoi telle entreprise a échoué dans son projet? Parce qu’ils n’ont pas été assez agiles.” Et hop, emballé c’est pesé, on passe au cas suivant.

Deuxièmement, les mots bidons traduisent une paresse intellectuelle. Conclure d’une entreprise qui a du mal à innover qu’elle devrait être plus agile, c’est supposer que l’agilité est la réponse à tout, sans avoir pris la peine de définir ce qu’on entend par agilité.

Troisièmement, ces mots bidons nous enferment dans des débats stériles. Je me souviens ainsi d’avoir animé un séminaire où à un moment, trois grands chefs ont commencé à discuter sur leur stratégie de “plateforme”. Le ton est monté assez rapidement. J’étais un peu désemparé – difficile de les faire taire, c’étaient des grands chefs – mais j’ai été sauvé par l’une des trois qui, soudainement, a demandé aux autres comment ils définissaient “plateforme”. Il s’est avéré, mais est-ce une surprise finalement, qu’ils avaient chacun leur propre définition. Ils s’engueulaient alors qu’ils ne parlaient pas de la même chose. Une bonne science commence par une bonne définition dit-on souvent, et cela vaut aussi pour le management s’il veut justifier sa prétention à être une science (au sens de corpus cohérent de connaissances).

Quatrièmement, les mots bidons permettent de tout justifier, et surtout l’incompétence. Ainsi j’ai souvent constaté qu’on ne dit plus désormais “Ce projet est bordélique”, mais “on est en mode agile”. On ne dit plus “Vous n’aurez pas de budget” mais “Vous travaillerez en mode Lean” (…). On ne dit plus “Débrouillez-vous tous seuls!” mais “Travaillez en mode startup!”. On ne dit plus “Ce CEO ne sait pas gérer sa boutique”, mais “Il est visionnaire”.(…)

Et donc dans mes séminaires, nous travaillons sur les ruptures et la transformation organisationnelle en étudiant des cas réels, et nous le faisons avec une consigne très claire que je donne aux participants: vous devez me parler uniquement avec des mots que ma maman pourrait comprendre (ce n’est pas que ma maman est bête, c’est qu’elle a fait biologie, pas management) Ce n’est pas facile. Il faut reprendre les participants plusieurs fois. Mais assez rapidement ils prennent le pli… et apprécient je crois. Nous pouvons enfin penser clairement sur des sujets compliqués.
Et si vous faisiez pareil au quotidien? Et si vous cessiez d’employer tout ce verbiage qui obscurcit votre pensée? C’est important car comme le remarque l’économiste Deirdre McCloskey, le langage est l’essence-même du commerce, et donc du management: on parle pour comprendre, instruire, négocier, convaincre, vendre, acheter, ou concevoir, et même pour fabriquer. La majeure partie du travail d’un manager consiste à parler.
“Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde”, disait Brice Parain (repris par Camus); eh bien, le management a beaucoup ajouté au malheur au monde et il est temps qu’il se calme un peu.