Lire l'article complet de Philippe Silberzhan ici

L’orientation client fait partie de ces impératifs managériaux contemporains. En substance, il s’agit de s’organiser pour mettre au centre des préoccupations de l’organisation les besoins du client. Pourtant, beaucoup d’entreprises qui se prétendent “orientées clients” ne le sont pas en pratique, malgré une intention souvent sincère. La raison est que tout choix stratégique repose sur un arbitrage: si on favorise un axe, c’est aux dépens d’un autre. Mais cet arbitrage n’est en général ni assumé, ni même conscient. Il explique pourtant l’échec des meilleures stratégies. (…).

Le défi de l’orientation client

J’en fais souvent l’expérience dans mes séminaires. Lorsque la question de l’orientation client vient sur le tapis, je ne manque pas de poser la question suivante à mes participants: “Imaginez que vous êtes lundi matin. Il est 9h. Vous avez salué vos collègues, échangé quelques anecdotes du week-end, préparé votre café et vous ouvrez votre messagerie. Il y a deux mails. Les deux sont marqués ‘urgent’ avec comme titre ‘Rappelez-moi dès que possible’. Le premier est de votre client principal. Le second est de votre supérieur direct. Lequel appelez-vous en premier?” Dans la plupart des cas, les participants appellent leur supérieur d’abord. Ils ont du mal à l’admettre, mais c’est un fait. Ce simple petit exercice montre deux choses. Premièrement, dans le quotidien de l’organisation, les décisions prises reposent le plus souvent sur des arbitrages. On ne décide pas de faire ou de ne pas faire quelque chose; on décide que telle action est plus importante qu’une autre. En substance, on définit des priorités, et on traite les questions en fonction de leur priorité. Quand une tâche X n’est pas accomplie, c’est rarement parce qu’on a décidé de ne pas l’accomplir; c’est que sa priorité la place en bas de la liste, parfois tellement bas que la fin de la journée arrive sans qu’on ait pu écluser les autres tâches de priorités plus importantes. Elle passe donc à la trappe encore une fois, non pas parce qu’on a décidé de ne pas la faire, mais parce que d’autres tâches ont été jugées plus importantes. La deuxième chose que suggère cet exemple est qu’entre l’organisation et l’extérieur, c’est toujours l’organisation qui gagne. Même avec une volonté sincère d’être ‘orienté client’, j’appelle mon supérieur d’abord, parce qu’en pratique, les conséquences seront plus importantes que d’appeler mon client en second.

Micro-décisions

Cet arbitrage entre priorités se fait à tous les niveaux de l’organisation. Chacun a plus de tâches qu’il ne peut en accomplir.
Chacun doit donc arbitrer, et la seule façon d’arbitrer est de définir des priorités. C’est vrai pour le commercial, qui va appeler le client A avant le client B (…) Chaque jour, des milliers d’arbitrages sont ainsi réalisés au sein de l’organisation par ses membres. Ils constituent les décisions, ou plutôt micro-décisions, prises. La somme de ces micro-décisions à la fin de l’année produit la stratégie réalisée de l’organisation: non pas ce qu’elle voulait faire, ou ce qu’elle annonçait vouloir faire, mais ce qu’elle a fait en réalité.

Rendre visibles les priorités

Il est donc extrêmement important de comprendre sur quelles bases sont définies les priorités. (…) La plupart du temps, les priorités sont établies inconsciemment. Elles reflètent les modèles mentaux de l’organisation et de ses membres.
Cela explique pourquoi une stratégie définie par la direction générale peut ne rien donner si les priorités de fait des membres de l’organisation ne sont pas alignées avec cette stratégie. La direction veut un résultat, mais les priorités amènent à un autre résultat. Un exemple tout à fait classique est celui de l’innovation. Tout le monde veut innover.
La direction générale peut avoir énoncé un impératif très clair en ce sens. Sophie, une commerciale, est sincèrement motivée. Mais elle sait aussi que le temps qu’elle va y consacrer ne sera plus disponible pour sa performance commerciale. Elle doit donc réaliser un arbitrage. Si la réalité de l’organisation est que sa moindre performance commerciale sera plus pénalisée que sa moindre innovation, l’arbitrage se fera aux dépens de cette dernière. Si la direction générale est réellement sérieuse à propos de l’innovation, l’arbitrage doit se faire à son niveau: elle doit garantir à Sophie que sa moindre performance commerciale ne sera pas pénalisée. Dans la réalité, cela n’arrive jamais, notamment parce que la direction n’est pas consciente de cet arbitrage nécessaire.

Il y a deux leçons à tirer de ces exemples. La première est que la stratégie ne consiste pas à énoncer des impératifs et à les empiler. Elle consiste à faire des choix et notamment définir ce à quoi on renonce, c’est-à-dire à faire des arbitrages. Si on veut faire A, on ne peut pas faire B. Si on essaie de faire les deux, on n’a pas de stratégie. D’autre part, l’arbitrage ne peut être fait qu’à partir d’une connaissance fine des critères de priorités réels de l’organisation, c’est-à-dire essentiellement de ses modèles mentaux. Si ces priorités ne sont pas alignées avec l’intention stratégique, celle-ci ne sera pas réalisée. Le travail stratégique doit donc comprendre une phase d’évaluation de ces critères, et de leur modification si nécessaire. La connaissance des critères de priorité réels de l’organisation est la seule façon pour que la stratégie réalisée corresponde à la stratégie énoncée.